Sub yu - Fanny Lasserre


C'est très librement que Anne Van der Linden commence le dessin. Les Beaux-Arts ne la retiennent que deux ans car elle s'y sent trop vite enfermée. C'est à travers l'abstraction qu'Anne débute la peinture, un trop-plein de choses internes à extirper d'elle-même qui ne la convainquent pas et la conduisent petit à petit à réintégrer des figures. Au fil des rencontres et des expériences elle se dirige vers un propos plus radical : « il y a une volonté d'en découdre, de tout mettre sur la table ».

Née en 1959, Anne Van der Linden hérite des remises en questions de mai 68, revendique son féminisme : « la femme moderne est à la fois épanouie et souffrante. Il y a encore à dire sur les femmes » et avoue un goût de la provocation : « On parle du corps et de ses fonctions, pourquoi ne pas mettre au même niveau les fonctions sexuelles comme les autres fonctions. Si on considère que la sexualité et les pulsions violentes sont ce qui gère le monde, qu'elles sont puissantes dans la motivation des comportements, ça devient le moteur des choses. C'est assez drôle de parler du barbare, du pulsionnel et de le mettre en parallèle avec l'individu civilisé. En peinture on peut le faire. Des choses étranges se passent, c'est surprenant ! » Ce n'est qu'en 1995 que sa peinture telle qu'on continue de la découvrir aujourd'hui prend naissance.
Entre l'extérieur et l'intérieur, entre le social et la fonction du corps, l'animal et l'individu civilisé, Anne transforme ses idées, narre une histoire parfois métaphorique à l'instar des contes de fées dont la cruauté sous-jacente se laisse entrevoir lors d'une seconde lecture. Les œuvres d'Anne Van der Linden se lisent également à la lumière de sa personnalité. « Ce n'est pas un art de voyeur, je n'ai pas envie d'exhiber la souffrance. Je ne travaille pas avec des modèles vivants, ce que j'aime c'est le personnage qui porte son pathos, son esprit, qui en est comme l'étendard. »

Alors que voit-on sur les toiles d'Anne Van der Linden? D'où vient la force de sa peinture, de son trait, qui donne au regardant l'envie sourde et refoulée de ne pas tout voir? On veut mettre des mots, des explications simplifiées sur ces histoires de corps et de sexe, sur cette violence crue, sur cette chair à vif qui nous brûle, donner du sens pour dominer notre peur ancestrale de la mort, de la torture, de l'enfer, du péché, du doute, de la culpabilité.

Anne fait face à tous ces questionnements existentiels, face à son corps, face au corps de l'autre, à son désir de dévoration: « comment arriver à toucher l'autre si ce n'est par la dévoration ? Englober l'autre par la bouche ou tous les orifices. C'est d'ailleurs vain. Comment arriver à comprendre le mystère de l'autre par la pénétration physique ? La peinture le permet. » Pour comprendre ce que l'individu regimbe à vouloir mettre en perspective, elle affronte la part la plus intime de nous même, notre inconscient pulsionnel, notre animalité que la société s'acharne à faire disparaître au profit d'une civilisation faussement éduquée.

Cependant Anne ne cherche pas à faire peur, elle s'amuse même parfois de jeux de mots : « Ane dans le bois » représente une grossesse inversée. « La mère est un âne et je suis Anne ! » Nous sommes entre le sens des mots et le sens des images, renvoyés assez directement à une autre artiste qui a peint d'une façon aussi métaphorique une naissance, la sienne, intitulée « My birth ». Frida Khalo, dont la souffrance physique bien réelle qui une partie de sa vie la cloua sur un lit, donna à son œuvre cette couleur crue et violente.

Diego Rivera affirme « qu'elle est la première artiste féminine à reprendre avec une sincérité et une impassible cruauté, les thèmes généraux de la vie des femmes* ».
Anne Van der Linden semble reprendre le flambeau de cette expression picturale. « La violence elle est là, elle est très forte, elle passe par des canaux souterrains, elle est de moins en moins au niveau des rapports directs, mais elle est en train de nous détruire. » Ce ne sont pas les deux seuls tableaux qui pourraient entrer en correspondance parmi les œuvres de ces deux artistes. Mais les influences de Anne sont multiples. De l'imagerie mystique médiévale à l'association libre de Freud, en passant par Jerôme Bosch et sa représentation des enfers, les gravures d'écorchés du XVIIIe, la mythologie, c'est un univers dionysiaque que nous offre Anne Van der Linden, un monde foisonnant de symboles et dont l'interprétation reste aussi libre que possible. « Ce sont des dérapages plus ou moins contrôlés et des croisements d'idées qui évitent que le tableau soit fermé, une sinuosité baroque. » En outre l'absence de perspective est pour elle une façon d'adoucir son propos et de s'extraire du réalisme. Mais elle n'en reste pas moins surprise de constater à quel point ce qu'elle donne à voir lui échappe.

Sa dernière exposition à la Galerie Les Singuliers présentait ses œuvres les plus récentes. Sur la plupart des toiles l'animal, jusque-là témoin, reprend selon elle, sa « juste place »: « On a été les maîtres des animaux par la force et la domination parce qu'on est des prédateurs et il me semble que ce n'est pas juste et qu'ils peuvent être nos égaux ». Le singe et le chien comme représentation d'un paradis perdu, la femme sirène et les chats crevettes, un bestiaire qui ajoute à la narration picturale un imaginaire fabuleux. L'histoire part toujours d'une espèce de chorégraphie, d'un assemblage des corps qui seraient en mouvement. « J'ai toujours été attirée par la danse, la force du corps, des membres... » Le tableau peut naître lorsque Anne Van der Linden trouve une position entre deux figures. D'où cette rencontre de chair et de sang un peu brutale, violence inhérente à l'être vivant qu'on ne saurait éviter qu'en contournant la réalité toute sa vie.

Sub yu n°19