Le calamar noir interview par Lucie Servin

A Saint-Denis, l’endroit est calme, épargné grâce au canal de l’agitation de la ville, les arbres fruitiers poussent devant la fenêtre, Anne van der Linden ouvre la porte de son atelier dont s’échappe un chat. Sous les toits, les œuvres s’empilent et révèlent une palette émotionnelle violente, qui fourmille de corps, et exprime de la plus sereine jouissance à la brutalité la plus crue, dans l’excès des pulsions qui sèment ici l’angoisse, ici l’horreur, ici le bonheur. Une vulve s’ouvre dans les plis d’un homme enturbanné. Une Pietà recoud son homme sur le canapé du salon à la lueur d’un abat-jour. Les siamois hermaphrodites fusionnent les corps dans l’amour, les squelettes et la mort s’en mêlent et lèchent une femme consentante. Deux vieilles ceinturées de dynamite menacent de tout faire sauter. Le sexe d’un homme s’enroule autour du buste d’une femme, en symétrie, les membres de l’un et de l’autre recréent la svastika. On se retourne sur le petit brin de femme qui nous accueille avec douceur,  dont la sensibilité et la générosité contrastent avec les figures géantes qui s’imposent derrière elle et les mutilations qu’elle fait subir aux corps sur les toiles. L’œil plonge dans cet univers peuplé, le cerveau encore engourdi par l’appel de tous ces personnages, qui semblent exiger qu’on les écoute. Mais rien dans le sourire de Anne ne permet de débusquer l’origine de cette énergie explosive qui habite chacune de ses œuvres, celle qui saisit, qui interpelle tous les regards, même les plus réticents, qui rend sensible l’expérience et la rencontre avec cette peinture, sans échappatoire possible. 

A 55 ans, l’artiste n’en est pas à son coup d’essai. Depuis toujours elle dessine, et depuis toujours elle ne conçoit pas autrement le dessin que comme une improvisation, une projection d’elle-même et de son rapport au monde. Elle commence à griffonner sur des coins de tables à l’adolescence, puis encouragée par ses proches, elle intègre les Beaux-arts de Paris, dont l’académisme aura raison de sa formation, qu’elle quitte au bout d’un an et demi. «Les Beaux-arts étaient alors à l’opposé de ce que j’avais besoin d’exprimer. J’ai surtout décidé de partir, quand  j’ai compris que les cours finissaient pas m’inhiber totalement. Pour moi créer vient des tripes, il n’y a rien de théorique, et la réflexion peut s’avérer paralysante, au contraire le laisser aller génère les images, et permet l’exploration intime des pulsions et des sentiments.»  
Autour des squats et des milieux alternatifs, Anne hésite alors, elle se cherche et se lance dans la peinture, découvrant un nouveau rapport avec la matière et la couleur, elle choisit la voie de l’abstraction. « En réalité, je me suis un peu perdue dans la recherche de la pureté formelle et peu à peu j’ai éprouvé le besoin de réintroduire des figures, des narrations, de raconter mes histoires. Aujourd’hui en revanche, toutes mes peintures proviennent de dessins préparatoires, ce qui ne m’interdit pas d’introduire des éléments que m’inspire la couleur. Il y a dans la peinture, une dimension peut-être plus jouissive, plus enveloppante qui enrobe  les formes par la matière comme le prolongement organique de l’ossature un peu sèche du trait et du dessin».
Au gré des rencontres, la peintre invente son langage graphique et pictural. Elle collabore avec de nombreuses revues et travaille notamment sur l’érotisme féminin avec une poétesse australienne, June Shenfield. Elle réalise également des décors de théâtre, pour les opéras « porno-sociaux » de Jean-Louis Costes. « Je tisse concrètement mes représentations avec les hasards de la vie. Il n’y a aucune règle concernant l’origine d’une histoire, l’événement le plus anodin, l’actualité la plus lointaine, les images, les souvenirs, les occasions et les circonstances, peuvent me lancer sur de nombreuses thématiques.» 

La mise à nu des résonance intérieures.
Les influences se superposent, cohabitent. Les peintures s’incarnent et modélisent dans le travail formel. Les mises en scène et les compositions empruntent à la renaissance italienne ou flamande, transposent des symboles et des motifs universels dans la recherche d’harmonies ou de ruptures graphiques, à travers le jeu des métamorphoses qui fusionne ou tronçonne les corps. Comme dans la réinterprétation du tableau de Rembrandt, La leçon d’anatomie du docteur Tulp, où des femmes assistent à une dissection, le spectateur semble assister à la dissection de tous ces personnages, une anatomie des désir et des fantasmes qui oscillent entre l’amour et la mort. Une femme dans son cercueil navigue à vue entourée de tous les autres êtres qui ont peuplé sa vie.
«Mes influences sont très nombreuses, ça passe par la peinture, les gravures anciennes, mais également par toutes sortes d’images, comme ce livre sur les ânes, dont j’avais commencé à reproduire les photos, et qui a été à l’origine de toute une série. La mythologie également m’a toujours passionnée. Enfin il est évident que s’il n’y avait pas eu le surréalisme et l’expressionnisme, je ne peindrais pas comme je le fais. Pourtant, l’essentiel n’est pas là, pour moi l’art est l’expression d’un monde intérieur, et provient de la nécessité de donner à voir sa version des faits. Je ne me suis jamais sentie vraiment intégrée et j’ai besoin de comprendre ou du moins d’exprimer cette dissonance sociale, de témoigner du rapport à l’autre, en montrant la brutalité et la violence des sentiments.  Ce n’est pas tant la nudité qui m’inspire mais la mise à nue des affects, de toutes les pulsions, le collage graphique permet de condenser tous ce qui compose la complexité d’une personne.»
Eplucher les différentes couches de personnalités, révéler l’omniprésence du corps derrière les rôles empruntés aux situations ordinaires, la palette traduit les mystères de l’altérité. Le visage d’Anne s’illumine d’une étrange force.  Quand elle referme la porte sur son univers,  on comprend enfin la force de son envoûtement, car les images restent, gravées dans la mémoire, prêtes à hanter et à ressurgir, en écho à nos propres affects.
Lucie Servin Le calamar noir