Brain magazine interview par Marie Klock

Si l'on considère l'ensemble de votre œuvre, ce qui frappe, outre votre prolificité sur tous types de supports, c'est que vos toiles ne perdent pas en force. Sont-ce toujours les mêmes questions qui vous animent depuis trente ans que vous peignez ?
Anne Van der Linden :
Quand je travaille je ne me pose pas de questions auxquelles l’image pourrait répondre, les formes et les idées se mettent en place à partir d’une impulsion, d’une poussée d’énergie, à moi d’être opportuniste par rapport à ça pour faire évoluer l’image. Du coup il faut que je soie effectivement en bonne forme pour travailler, sans force pas de création, et ça c’est une constante. D’ailleurs je ne sais pas ce que ça donnera au fil du temps, si en continuant à vieillir j’arriverai encore à travailler.Une autre constante est que les images ont toujours eu un rendu très dense, très lourd, elles sont excessives, elles sautent à la gueule. C’est mon truc, je suis structurée ainsi. 
Pourquoi avoir fait le choix de rester en région parisienne pour travailler ? N'auriez-vous pas plus de tranquillité et d'espace pour peindre dans un endroit plus reculé ?
Ce n'est pas un choix mais une facilité, j'ai un logement gratuit ici. Aussi c'est plus facile en étant près de la ville de montrer et vendre mon travail, je connais les réseaux, comment trouver facilement quelques sous. Les gens hésitent déjà à venir jusqu’en banlieue voir mon boulot, les faire venir à la campagne me paraît impossible, même si l’idée est plaisante. De toutes façons je crois que je pourrais travailler n'importe où, peu importe l'endroit, mon atelier est nulle part. 
Vous avez une sensibilité littéraire toute particulière, songiez-vous à devenir écrivaine quand vous étiez jeune ? Quand et comment les moyens d'expression picturaux ont-ils pris le dessus sur la langue ?
Non je n'ai jamais pensé à devenir écrivaine, même si j’avais des facilités par ma formation. Les mots sont des codes communs très forts, trouver une formulation originale m’a toujours paru bien plus difficile qu'avec l’expression picturale. La fabrication d’images est venue assez tard, petit à petit. Je n’avais pas de talent particulier pour ça, j’avais juste l’envie de le faire, comme si je visitais des territoires vierges.Finalement le côté littéraire a été intégré dans l'image qui est devenue au fil du temps hyper narrative, blindée d'histoires. 
Qu'aimiez-vous dessiner quand vous étiez enfant et adolescente ?
Enfant je dessinais des dessins d’enfant, rien de particulier, des voitures des maisons des églises.A l’adolescence j’ai fait des collages, des broderies, des sexes féminins qui ressemblaient à des algues, des bouches, des organes, ça commençait à être chaud ! Et puis je me suis mise à dessiner sur des coins de table des dessins très lâchés, un peu dans l’esprit des dessins automatiques surréalistes, un mélange de tracés aléatoires et de bouts de figures, humaine et animales, c’était très varié, selon mon humeur.
Vous évoquez souvent vos difficultés à vous intégrer en société ; avez-vous toujours été de nature plutôt marginale ?
A vrai dire je ne me souviens pas, je crois que non, je n’ai jamais été marginale de nature, les gens m’attirent au contraire, j’aime observer leurs comportements, j’essayer de comprendre leur principe, mais je préfère les mater à distance ! Peut-être qu’à un moment ça s’est mal passé et comme je m’occupe très bien toute seule, j’ai continué à faire comme ça pour avoir la paix.Il se trouve aussi que je n’ai pas suivi la voie de la socialisation, je n’ai pas de vie de famille, d’enfants, pas de boulot salarié… et la création est un truc de solitaire, c’est un statut idéal pour passer du temps seul sans avoir de comptes à rendre. 
Racontez-nous votre passage succinct par les Beaux-Arts. Y avez-vous appris quelque chose ?
J’y ai donc appris que je ne pouvais pas travailler avec du monde autour de moi. Et aussi que les étudiants mâles étaient des gros machos. Et enfin que mes dessins perso étaient mal vus par les « autorités locales », considérés comme des petites fantasmes à écarter. 
Pourquoi avoir tout de même décidé de faire des études d'arts plastiques après cette expérience ? Éprouviez-vous malgré tout un besoin de reconnaissance institutionnelle ?
Je faisais pas mal de petits boulots (gardes d’enfants, travail en imprimerie, vendeuse) et je me suis dit que je pourrais peut-être gagner ma vie plus facilement avec un diplôme. Là encore j’ai laissé tomber (finalement j’ai toujours tout laissé tomber sauf la peinture) et bien m’en a pris car je supporte mal le bruit des classes, et je me serais sans doute retrouvée prof d’arts plastiques en banlieue, arrrgh !! 
Vous avez un style très reconnaissable et relativement inchangé depuis au moins 10 ans. Quel chemin avez-vous parcouru jusqu'à en arriver là ? Avez-vous, à un moment, remis en question la représentation figurative ?
Je suis passée par une période abstraite, je voulais trouver une expression pure, mais ça a foiré, je me suis embourbée dans la matière, d’ailleurs j’ai tout jeté, c’était vraiment le chaos, et les figures sont venues remettre de l’ordre et des directions dans mon travail. Depuis je n’ai pas fait autre chose effectivement. 
Vous avez partagé pendant une dizaine d'années la vie de Costes. Cette cohabitation a-t-elle influencé votre art ?
J’ai fait une revue avec lui dans les années 80, La vache bigarrée, ma première expérience d’édition en ronéo, textes et images, qui a été l’occasion d’une ouverture sur l’underground, la création alternative. Ensuite j’ai joué et fait des décors dans ses spectacles, alors oui c’est une influence, une fréquentation artistique de très longue date. 
Avez-vous des rituels, des habitudes avant de commencer à travailler ?
Rien de spécial vraiment, je change de fringues, je prépare la peinture, j’allume parfois la radio et j’y vais. 
Vos toiles et dessins regorgent de corps désarticulés, mutilés, écorchés. Quel rapport entretenez-vous avec votre propre corps ?
Le corps doit être sous contrôle permanent, on peut fermer sa bouche sur ses pensées, mais le corps lui, difficile de le brider et pourtant c’est ce qui est demandé en permanence, avec la souffrance qui en découle. Je parle de ça je crois.Ceci dit je ne pratique pas l’auto-mutilation ni la torture. Je fais même du footing!. Mais pour visiter les mondes intérieurs, un bon moyen est d’y aller au couteau et à la hache.
La nudité est chose normale dans votre œuvre, les excréments un artéfact parmi d'autres ; avez-vous des tabous ? Vous êtes-vous jamais interdit de représenter des choses ?
La nudité et la merde sont notre quotidien, et je n’ai aucune sensation de transgression en parlant de ça, il suffit de déconstruire les codes sociaux, et tout devient bien plus simple, plus gai. Quant au tabou ultime, il m’est arrivé d’être mal à l’aise avec une de mes représentations en cours, et finalement ça donnait une bonne toile ! Parce que l’enjeu n’est pas dans les idées avancées mais dans ce jeu de matière couleur pensées qui font de la toile un organisme avec ses propres règles. 
Qu'est-ce que la vulgarité, pour vous ?
Ce qui est éloigné de la nécessité. 
Vous êtes très active dans le milieu de la micro-édition, vous éditez d'ailleurs votre propre revue, Freak Wave ; avez-vous découvert récemment des artistes qui vous parlaient tout particulièrement ?
J’ai créé Freak Wave avec l’artiste Olivier Allemane, on a donné de l’espace à des expressions qui nous paraissaient non consensuelles, non policées, avec un goût particulier pour la peinture parce que nous sommes peintres tous les 2 et que c’est un médium qui a été ringardisé par le discours dominant, donc d’autant plus intéressant à remettre en scène. Je pourrais vous citer des tas d’artistes, de tous les coins du monde, de Greg Jacobsen à Joan Cornella, Sue Coe, Antoine Rigal, Chantal Montellier, la liste est longue des artistes dont le travail m’émeut, par la forme et par l’esprit.