La Spirale interview par Marga


Quand je suis venue à votre exposition en juin à Ivry-sur-Seine, la première chose qui m’a frappée, c’était la figure de femme puissante et terrifiante, qui suscite à la fois la peur et le fantasme de l’Homme. Pourquoi la femme joue-t-elle un rôle toujours dominant dans vos toiles ?

C’est vrai que les femmes que je représente sont baraquées, elles ont un corps puissant, ça donne une présence visuelle assez forte, une impression de santé, comme si on avait affaire à des « superwomen ».
L’image choisie pour le carton d’invitation de cette expo à Ivry montrait deux femmes en train de s’occuper d’un gars, qui lui est tête en bas, elles explorent son corps comme une « chambre secrète », et dans ce cas oui, elles sont dans une position dominante. D’ailleurs le titre de la toile, « Toy boy » est explicite ! Mais ça n’est pas le cas pour toutes mes représentations, dans certaines les femmes subissent aussi, et pas forcément de la part des hommes, elles peuvent se faire maltraiter par d’autres femmes. 
Dans « Toy boy », plutôt que le rapport de pouvoir, mon propos serait le fait que chacun des sexes est étranger à l’autre, on ne connait pas la sensibilité de l’autre, comment il réagit, comment il fonctionne. C’est un mystère… Il y a une barrière entre les sexes qui s’estompe avec l’accomplissement du désir et réapparait tout de suite après.

La femme dans vos toiles a toujours un double rôle, d’une part, on dirait une déesse de fertilité, la mère, et d’autre part la cannibale dévorant les hommes. D’où vient cette ambivalence ?


J’ai un truc avec la bouche et le fait de mettre des choses dans ma bouche, ça me calme, comme les enfants. La vie passe par la bouche et les orifices. Et pour moi, être absorbée par un autre ce n’est pas forcement quelque chose de cruel, de mortifère. C’est une façon d’aimer, de goûter une autre entité, de créer un lien avec les autres. Quant à l’ambivalence du sentiment « maternel » pour moi, elle fait partie de notre nature, on retrouve ça avec l’image de Cybèle, la déesse grecque aux multiples seins, qui est nourricière mais aussi castratrice, c’est une figure sur laquelle j’ai travaillé pour un livre en collaboration avec la poétesse Nina Zivancevic .


Je pense toute de suite à votre film, « La Citerne », où les enfants dévorent leur mère. La femme qui a l’air assez forte est décortiquée par deux êtres plus faibles qu’elle. Ça me fait penser que l’amour qu’on donne prend plus de forces que le combat qu’on mène… Qu’en pensez-vous ?

L’amour c’est un filigrane dans le film et la cruauté prend parfois un relief étrange car tout est fait dans l’affectif, les personnages sont toujours concernés les uns par les autres. Il y a un lien très fort entre cette femme et ses enfants qui se révèle par des situations qui peuvent être sensuelles, mais qui peuvent être aussi cruelles. Vous avez raison, en l’occurrence, l’amour est épuisant, et le film le montre, la mère meurt de son amour, pour que ses enfants puissent vivre, cet amour est la seule solution. C’est une vision christique, d’ailleurs en fond du film est récité le poème de Musset « Allégorie du pélican » qui est une évocation du sacrifice du christ.

Dans vos tableaux, on voit un thème récurrent, celui des rôles imposés à l’homme et à la femme par la société, suite à quoi on a un éternel conflit entre les sexes. En même temps le coté animal de vos personnages sort très souvent  (les personnages sont parfois transformés par moitié en cheval, en vache, en oiseau etc.). Mais, j’ai l’impression que dans certains tableaux vos personnages essayent d’étouffer leurs pulsions instinctives en crucifiant un lion ou en mettant des clous dans son corps pour le soumettre.


Oui, cette histoire de la crucifixion du lion c’était partie de l’idée qu’on a de l’image christique de l’être souffrant. Les animaux souffrent autant et plus que nous et je voulais leur redonner leur juste place dans ce tableau. La religion catholique (comme d’autres) a mis les animaux au rebut, en les considérant sans âme, donc sans légitimité. Mais même si on l’oublie parfois, nous somme les animaux les plus cruels de la création.
Que l’animal soit étouffé en nous, c’est une évidence de le dire J’ai peint une toile intitulée « Épilation totale », qui représente une femme s’épilant les jambes, selon les critères imposés de la beauté féminine, qui sont aussi une façon de gommer notre animalité. Mais la femme va plus loin, elle va jusqu’à enlever la peau entière de ses jambes, elle règle ainsi le problème une fois pour toutes : les poils ne repousseront jamais ! Vouloir gommer cet aspect animal de nous-mêmes est une souffrance de tous les instants.
Dans mes toiles il y a toujours une superposition, un jeu permanent, des strates de comportement : l’animal, l’émotionnel par-dessus le civilisé, le raisonnable, le conscient, le pragmatique. Finalement, on arrive à un choc visuel par ce collage des diverses perceptions de nous-mêmes projetés dans le monde.


Vous représentez souvent une figure de Rebis, hermaphrodite alchimique symbolisant l’union des contraires, du corps et de l’esprit, du soufre et de mercure. Si dans les autres tableaux, on voit plutôt une confrontation entre deux sexes, ici homme et femme sont liés par un seul corps. Pourquoi utilisez-vous ce symbole de la philosophie hermétique  dans votre peinture ?

Je l’utilise depuis longtemps, j’ai représenté beaucoup d’hermaphrodites comme une image de pacification par rapport aux tensions qui se créent du fait du désir entre les sexes, le désir qui n’est jamais assouvi finalement. Il y a deux ans je suis tombée sur un livre sur l’hermétisme, avec des très belles gravures du XVIII siècle qui étaient faites à partir de ça, pleines de symboles étranges, et j’ai retrouvé cette figure de l’hermaphrodite et je l’ai utilisée dans des peintures et des dessins, ce n’était pas facile de mettre deux têtes sur un corps.

Somme toute, l’union est difficile…

Oui, c’est vrai ! Mais plastiquement on voit tout de suite que c’est une affaire compliquée! C’est ça que j’aime avec le dessin, la peinture ou la sculpture, les idées sont toujours confrontées à des problèmes techniques, bien concrets, comment placer les volumes les uns par rapport aux autres, comment faire pour que l’image fonctionne, c’est comme un garde-fou, un appel à la modestie !


Je suis impressionnée par la franchise de vos tableaux qui va au-delà des cadres imposés par le milieu d’art officiel. Avez-vous des difficultés avec la censure et si oui comment les surmontez-vous ?


Je n’ai pas eu de difficultés majeures, je n’ai pas eu de procès par exemple, je ne me suis pas fait agresser non plus. Mais il m’est arrivé d’avoir quelques difficultés : on a déjà décroché mes toiles et dessins d’expositions, suite à des plaintes. Cela est arrivé deux ou trois fois. J’ai fréquenté depuis longtemps le milieu de la création underground où les gens sont tolérants, mais c’est vrai que j’ai exposé dans des musées aussi, et que ça s’est généralement bien passé. Mais j’ai peut-être eu de la chance. Je crois qu’il suffit juste de tomber sur une mauvaise personne qui va déclencher la procédure. En France, la notion d’« art » n’existe pas en soi dans le droit, c’est au juge de décider, et s’il considère que l’œuvre nuit à l’ordre public, on est foutu…et c’est pourquoi tant d’artistes ont eu des procès, depuis Baudelaire jusqu’à plus récemment l’artiste Jean-Louis Costes 

La rentrée semble bien chargée pour vous. En octobre, vous sortez deux livres. Pouvez-vous en parler ?


L’un est un livre en sérigraphie que j’ai fait avec le dessinateur Placid. On a commencé dans les années 2000 une série de dessins faits à deux mains. L’un commençait le dessin, l’autre le terminait et l’inverse. On a fini ce travail en 2012, ça a pris du temps ! Et les éditions Méconium ont édité les sérigraphies, treize planches. Le dessin de Placid est très aérien, tout en arabesques, et le mien est très massif, donc l’association des deux est assez étonnant. Le portfolio sera présenté mercredi 15 octobre à la librairie Le Monte-en l’air, dans le 20ème arrondissement de Paris. Va sortir également une monographie aux éditions United Dead Artists (Stéphane Blanquet), « Carnage intime », avec mes peintures et dessins récents.


En 2008 vous avez créé avec l’artiste Olivier Allemane la revue Freak Wave, consacrée à la culture underground et vous avez organisé plusieurs événements (performances, expositions) liés à cette revue. D’ailleurs, en octobre il y aura aussi une exposition à Poitiers autour de Freak Wave.

Oui, exactement, l’exposition qui a déjà commencé se passe à la galerie Grand’Rue, galerie spécialisée en art brut associée pour l’occasion avec la Fanzinothèque de Poitiers, qui est un centre de documentation sur les éditions underground existant depuis la fin des années 80 . Il y aura donc deux lieux en vis-à vis pour notre exposition : dans l’un on pourra voir des revues, des multiples, des sérigraphies, etc. Et dans l’autre, les originaux des artistes Antoine Rigal, l’artiste chinoise Xiaoqing Ding, Olivier Allemane, l’américain Paul Torres, les activistes du groupe Bazooka Olivia Clavel et Lulu Larsen, Jean-Louis Costes, Ludovic Levasseur, et moi-même. Tous les artistes de Freak Wave ne seront pas là, le galeriste Antoine Hyvernaud a dû faire une sélection pour des raisons d’espace, mais il y en aura une partie, représentative de la revue.

Un nouveau numéro de Freak Wave est en préparation ?

Maintenant on est en stand by pour récupérer des forces car tout cela représente beaucoup du travail, de temps, de bénévolat. Mais il faut continuer et je m’encourage moi-même haha ! Car c’est une revue intéressante, on a commencé à élargir l’équipe depuis le n° 5 avec l’arrivée de Shige Gonzalvez, qui gère le blog culturel « Le blog de Shige », de la poétesse Nitcheva Osanna, du graphiste Jean-Jacques Tachdjian, des éditions « Sortez la chienne » et quelques autres…tous ces gens ont apporté des idées nouvelles dans la revue.


Vous m’avez aussi parlé de l’exposition à Liège qui aura lieu en novembre. Qu’allez-vous y présenter ?


L’exposition s’appelle « Coup double  n°2 », c’est la deuxième partie d’une expo autour des éditions UDA, elle aura lieu à la galerie « Central » à Liège à partir du 18 octobre. D’après ce que j’ai compris, j’aurai des impressions de mes dessins exposées en grand format, au milieu des œuvres de tous les artistes édités par Stéphane Blanquet, il y en a beaucoup !